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On allait là, chaque soir, vers onze heures, comme au café, simplement.
Puis on rentrait se coucher avant minuit. Les jeunes gens quelquefois restaient.
Madame, issue d'une bonne famille de paysans du département de l'Eure, avait accepté cette profession absolument comme elle serait devenue modiste ou lingère. Le préjugé du déshonneur attaché à la prostitution, si violent et si vivace dans les villes, n'existe pas dans la campagne normande. Le paysan dit : "C'est un bon métier" ; - et il envoie son enfant tenir un harem de filles comme il l'enverrait diriger un pensionnat de demoiselles.
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C'étaient de braves gens qui se firent aimer tout de suite par leur personnel et des voisins.
Madame, depuis son veuvage, était vainement désirée par tous les habitués de l'établissement ; mais on la disait absolument sage, et les pensionnaires elles-mêmes n'étaient parvenues à rien découvrir.
Parfois, durant la semaine, elle partait en voiture de louage avec une fraction de sa troupe ; et l'on allait folâtrer sur l'herbe au bord de la petite rivière qui coule dans les fonds de Valmont. C'étaient alors des parties de pensionnaires échappées, des courses folles, des jeux enfantins, toute une joie de recluses grisées par le grand air. On mangeait de la charcuterie sur le gazon en buvant du cidre, et l'on rentrait à la nuit tombante avec une fatigue délicieuse, un attendrissement doux ; et dans la voiture on embrassait Madame comme une mère très bonne pleine de mansuétude et de complaisance.
Les trois autres dames (elles n'étaient que cinq) formaient une sorte d'aristocratie, et demeuraient réservées à la compagnie du premier, à moins pourtant qu'on n'eût besoin d'elles en bas et que le premier fût vide.
Le bâtiment, humide et vieux, sentait légèrement le moisi. Par moments, un souffle d'eau de Cologne passait dans les couloirs, ou bien une porte entrouverte en bas faisait éclater dans toute la demeure, comme une explosion de tonnerre, les cris populaciers des hommes attablés au rez-de-chaussée, et mettait sur la figure des messieurs du premier une moue inquiète et dégoûtée.
Les trois dames du premier s'appelaient Fernande, Raphaële et Rosa la Rosse.
Fernande représentait la belle blonde, très grande, presque obèse, molle, fille des champs dont les taches de rousseur se refusaient à disparaître, et dont la chevelure filasse, écourtée, claire et sans couleur, pareille à du chanvre peigné, lui couvrait insuffisamment le crâne.
Rosa la Rosse, une petite boule de chair tout en ventre avec des jambes minuscules, chantait du matin au soir, d'une voix éraillée, des couplets alternativement grivois ou sentimentaux, racontait des histoires interminables et insignifiantes, ne cessait de parler que pour manger et de manger que pour parler, remuait toujours, souple comme un écureuil malgré sa graisse et l'exiguïté de ses pattes ; et son rire, une cascade de cris aigus, éclatait sans cesse, de-ci, de-là, dans une chambre, au grenier, dans le café, partout, à propos de rien.
Les deux femmes du rez-de-chaussée, Louise, surnommée Cocote, et Flora, dite Balançoire parce qu'elle boitait un peu, l'une toujours en Liberté avec une ceinture tricolore, l'autre en Espagnole de fantaisie avec des sequins de cuivre qui dansaient dans ses cheveux carotte à chacun de ses pas inégaux, avaient l'air de filles de cuisine habillées pour un carnaval. Pareilles à toutes les femmes du peuple, ni plus laides, ni plus belles, vraies servantes d'auberge, on les désignait dans le port sous le sobriquet des deux Pompes.
L'établissement, unique dans la petite ville, était assidûment fréquenté. Madame avait su lui donner une tenue si comme il faut ; elle se montrait si aimable, si prévenante envers tout le monde ; son bon coeur était si connu, qu'une sorte de considération l'entourait. Les habitués faisaient des frais pour elle, triomphaient quand elle leur témoignait une amitié plus marquée ; et lorsqu'ils se rencontraient dans le jour pour leurs affaires, ils se disaient : "A ce soir, où vous savez", comme on se dit : "Au café, n'est-ce pas ? après dîner."
Or, un soir, vers la fin du mois de mai, le premier arrivé, M.
Poulin, marchand de bois et ancien maire, trouva la porte close. La
petite lanterne, derrière son treillage, ne brillait point ; aucun bruit
ne sortait du logis, qui semblait mort. Il frappa, doucement d'abord,
avec plus de force ensuite ; personne ne répondit. Alors il remonta la
rue à petits pas, et, comme il arrivait sur la place du Marché, il
rencontra M. Duvert, l'armateur, qui se rendait au même endroit. Ils y
retournèrent ensemble sans plus de succès. Mais un grand bruit éclata
soudain tout près d'eux, et, ayant tourné la maison, ils aperçurent un
rassemblement de matelots anglais et français qui heurtaient à coups de
poings les volets fermés du café.
Les deux bourgeois aussitôt s'enfuirent pour n'être pas compromis, mais un léger "pss't" les arrêta : c'était M. Tournevau, le saleur de poisson, qui, les ayant reconnus, les hélait. Ils lui dirent la chose, dont il fut d'autant plus affecté que lui, marié, père de famille et fort surveillé, ne venait là que le samedi, "securitatis causa", disait-il, faisant allusion à une mesure de police sanitaire dont le docteur Borde, son ami, lui avait révélé les périodiques retours. C'était justement son soir et il allait se trouver ainsi privé pour toute la semaine.
Les trois hommes firent un grand crochet jusqu'au quai, trouvèrent en route le jeune M. Philippe, fils du banquier, un habitué, et M. Pimpesse, le percepteur. Tous ensemble revinrent alors par la rue "aux Juifs" pour essayer une dernière tentative. Mais les matelots exaspérés faisaient le siège de la maison, jetaient des pierres, hurlaient ; et les cinq clients du premier étage, rebroussant chemin le plus vite possible, se mirent à errer par les rues.
Après avoir longé la rue que domine la côte et qu'on appelle : "Sous-le-Bois", ils revinrent par le pont de planches sur la Retenue, passèrent près du chemin de fer et débouchèrent de nouveau place du Marché, où une querelle commença tout à coup entre le percepteur, M. Pimpesse, et le saleur, M. Tournevau, à propos d'un champignon comestible que l'un d'eux affirmait avoir trouvé dans les environs.
M. Poulin et M. Dupuis, enragés l'un contre l'autre, partirent, chacun de son côté, sans se saluer.
Les bourgeois allaient se retirer quand la bande tumultueuse des hommes du port parut au bout de la rue. Les matelots français braillaient La Marseillaise, les anglais le Rule Britania. Il y eut un ruement général contre les murs, puis le flot de brutes reprit son cours vers le quai, où une bataille éclata entre les marins des deux nations. Dans la rixe, un Anglais eut le bras cassé, et un Français le nez fendu.
Les bourgeois enfin se dispersèrent.
Seul, un homme errait toujours, M. Tournevau, le saleur, désolé d'attendre au prochain samedi ; et il espérait on ne sait quel hasard, ne comprenant pas ; s'exaspérant que la police laissât fermer ainsi un établissement d'utilité publique qu'elle surveille et tient sous sa garde.
Il y retourna, flairant les murs, cherchant la raison : et il s'aperçut que sur l'auvent une pancarte était collée. Il alluma bien vite une allumette-bougie, et lut ces mots tracés d'une grande écriture inégale : "Fermé pour cause de première communion."
L'ivrogne maintenant dormait, étendu tout de son long en travers de la porte inhospitalière.
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