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L'année dernière, 80 cas de grossesses chez des jeunes filles âgées de 13 à 15 ans ont été dénombrés à Saint-Laurent. C'est quarante fois plus qu'en France (photo d'archives)
Le journal France Guyane est loin de figurer dans la liste des brulots gauchisants, et il est assez rare qu'il se penche avec acuité sur un phénomène de société.
Son enquête (voir lien) est d'autant plus sombre, sur cette réalité terrifiante de la société guyanaise en 2010. Il est également nécessaire de préciser que les constatations faites pour Saint-Laurent du Maroni valent tout autant pour Cayenne et, dans une moindre mesure (à peine…) pour Kourou.
Tout d'abord, je conteste résolument l'explication du phénomène liée à un "problème culturel". Certes les sociétés dominantes en Guyane (créole, amérindienne et brésilienne) admettent, ont toujours admis, la précocité en ce qui concerne le moment des premières relations sexuelles, que ce soit pour les garçons comme pour les filles. (Une étude a cité l'âge moyen du premier rapport à 15 ans, contre 17 ans dans l'hexagone).
Seulement il y a quelques décennies, cette précocité s'accompagnait d'une entrée rapide dans la vie active – dans tous les sens du terme : ils n'étaient pas rares (surtout en milieu rural et la ruralité dominait en Guyane) de rencontrer des cellules familiales composées de parents de 16 ans, parfaitement autonomes, s'occupant bien de la petite nichée de Tit'mouns.
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Les mères célibataires étaient certes également nombreuses, seulement les naissances étaient quand même la plupart du temps le fruit de l'amour. De plus, la structure matriarcale de la population faisait de la grand-mère un élément structurant, un point d'équilibre sur lequel pouvaient s'appuyer tant la jeune mère que les petits enfants.
A défaut "d'excuses" il y a une explication dans cette état de fait : durant les siècles où l'esclavage a sévi, les femmes étaient réduites à leur rôle de génitrice puisque fréquemment séparées du père lors des ventes ou échanges de bétail humain, comme de leurs enfants dès lors que ces derniers devenaient des outils de production. Dans ces conditions on peut avancer à titre d'hypothèse que 160 années, au regard de l'histoire, ce n'est pas un délai suffisant pour changer en profondeur les mentalités et faire évoluer une société matriarcale par nature… Mais les mentalités ont changé, et pas dans le bon sens !
Tout d'abord, la précocité des grossesses de mineures a de plus en plus pour origine une motivation strictement économique.
L'emploi privé est quasiment inexistant en Guyane – sauf pour des gens hautement qualifiés et souvent "expatriés" le temps d'un contrat – et les "locaux" sans grande qualification qui traquent une activité professionnelle ne parviennent qu'à accrocher un salaire minimum (quand l'employeur daigne les déclarer et respecter ses engagements : ce n'est pas fréquent lorsque des immigrés clandestins sont prêts à travailler dix heures par jour pour 15 ou 20 euros). Cela, dans un pays où le coût de la vie est nettement plus élevé que dans l'hexagone, ce qui "justifie" un sursalaire de 40% dans la fonction publique ainsi qu'un abattement d'impôt sur le revenu de 40% (ça fait une belle jambe au non imposable, qui aurait besoin plus que d'autres d'un soutien financier).
Pour l'adolescente sinon en échec scolaire du moins en situation de faible réussite, qui n'a aucun plan de carrière viable en perspective faute de relations influentes (le népotisme sévit avec rage), le statut de mère isolée avec son cortège d'allocations diverses plus la CMU offre objectivement un revenu supérieur à un statut de salarié au SMIC (qui lui fera gagner 150 euros de plus dans la meilleure hypothèse, vite absorbés par les frais professionnels et les dépenses de santé).
Ainsi, la grossesse devient un plan de carrière, l'adolescente programmant son futur en étudiant un maintien sous le toit de sa propre mère (ce qui lui permet d'arrondir ses revenus par quelques petits "djobs" au noir), voire avec le géniteur officiellement "absent" pour que demeure le statut de "mère isolée" – lequel a d'ailleurs souvent deux ou trois fers au feu qui lui permettent d'assouvir sa sexualité et parfois même de ramasser une partie de la "comptée" passé le huit de chaque mois, quand les alloc's ou Tonton Rémy sont passés.
Ce type est de plus en plus souvent un homme marié, "respectable", d'un certain âge pour ne pas dire d'un âge certain, bien placé dans la vie et qui s'occupe très soigneusement de ses enfants "officiels" en veillant en particulier avec beaucoup d'attention sur la vertu de ses propres filles qui ont l'âge de ses maîtresses.
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Il y a également, depuis peu de temps, la généralisation de diverses formes de prostitutions dites occasionnelles qui entraînent ces naissances "illégitimes", dont certaines sont programmées mais dont beaucoup demeurent accidentelles malgré les innombrables campagnes de prévention des IST et des grossesses non souhaitées. Ces dernières se multiplient dans la région depuis un quart de siècle, sous tous les registres, et quasiment partout (on en arrive à commencer à parler de cela dans des classes de CM2, parce que c'est parfois à ce niveau que les "accidents" surviennent !)
Parce que la banalisation de l'acte sexuel sans protection devient absolument hallucinante si on prend en compte, en plus des grossesses très précoces, le nombre incroyable d'avortements réalisés dans les hôpitaux et cliniques tout comme la distribution de "pilules du lendemain" qui atteint des sommets. En Guyane, l'IVG est un moyen de contraception comme un autre et même lorsqu'on estime (comme moi) que ce droit donné aux femmes est une liberté fondamentale, l'acte en soi n'est jamais anodin et demeure une épreuve même si cela n'apparaît pas au premier abord (à noter que les distributions gratuites de préservatifs dans d'innombrables cadres : centres de santé, collèges, lycées, etc. est telle que le facteur "économique" ne joue absolument pas dans le manque de prévention)
Faut-il signaler que, fort logiquement, la région Guyane connaît toujours (logiquement) la proportion de malades infectés par le VIH la plus importante pour toute la France, et que les autres IST sévissent de même avec une ampleur énorme en particulier chez les jeunes ? La Guyane rivalise même (avec succès) avec un grand nombre de PVD… alors que la cinquième puissance économique mondiale dont elle dépend bénéficie d'un des systèmes de soins (encore) parmi les meilleurs du monde ?
Cette banalisation entraîne des comportements qui feraient hurler les esprits les plus cyniques, les plus "ouverts", les plus indépendants des canons de telle ou telle "morale" (lire l'article visé par le lien). Que dire de ce gamin hétérosexuel qui se vend à des hommes adultes et qui ne "voit pas où est le problème" dès lors que c'est toujours "lui qui décide" (sous-entendu : il est "actif") et qu'à chaque fois il gagne cent euros ? (il sera fort difficile de le convaincre de travailler sous un climat rude pour 1000 euros par mois !) Que dire de ces trois jeunes ados qui se cotisent pour s'offrir une fille pour 20 euros en se relayant, deux "faisant le guet" pendant que le troisième "officie" ?
Que dire du fait que cette prostitution occasionnelle n'est aucunement la résultante de la misère, comme de belles âmes un peu naïves le pensent ?
On loue son corps, en Guyane, pour se payer des fringues de marque, pour s'acheter un portable de la dernière génération, pour sortir en boîte, pour s'afficher certes au bras d'un "vieux" mais dans un bolide hors de prix qui en jette.
Très souvent aussi pour s'acheter de la drogue (l'herbe et le crack sont quasiment en vente libre) voire pour le prix d'un "bami" (plat régional courant à Saint-Laurent), mais parce qu'on a décidé de ne pas rentrer manger à la maison un peu trop distante, et non à cause de la faim !
Et surtout, que dire de ces innombrables adultes qui se payent des adolescentes au vu et au su de tout le monde, qui s'affichent cyniquement en leur compagnie pour exhiber leur bonne fortune en s'obstinant à ne pas voir où est le problème dès qu'elles sont consentantes ?
La loi est la loi qui, si elle a fixé l'âge de la majorité sexuelle à quinze ans, interdit strictement (sous peine de sanctions exemplaires) de solliciter des mineurs de moins de 18 ans dès lors qu'on leur offre des contreparties matérielles. Quand cessera-t-on de jeter un voile pudique sur ces manières de faire, qui ne relèvent nullement de la "tradition locale" comme les avocats le clament lors des très rares cas de comparution judiciaire, dont les accusés ressortent relaxés, dispensés de peine ou avec une sanction de pur principe ?
La Guyane est elle une région française à part entière, ou une région entièrement à part ?
Quelles solutions ?
Il serait fort présomptueux, le type qui prétendrait résoudre rapidement cette problématique avec quelques idées simples. Il a fallu quelques décennies pour que cette situation pernicieuse s'installe, il en faudra autant pour que (peut être !) on évolue dans le sens opposé.
Néanmoins, une réponse judiciaire forte, avec la traduction devant les tribunaux de tous les adultes délinquants coupables de corruption de mineurs apporterait un début de solution en diminuant l'appel d'air : si vous abaissez la demande, l'offre se tarit d'elle-même.
Ensuite, une lutte implacable contre le trafic de drogue, qui pourrit littéralement la société guyanaise. Hier, j'ai rencontré un ancien élève qui est sorti de son village pour entrer au lycée de Cayenne il y a quelques années, et qui m'a dit avoir été ahuri par la quantité de l'offre, la modicité des tarifs et l'impunité dont bénéficiaient les vendeurs. Ce garçon est foncièrement sain, sportif dans l'âme et il a décliné – au risque de passer pour un type "pas dans la norme !".
Quel rapport? C'est que même si c'est pas cher, il faut quand même dix ou vingt euros par jour pour acheter sa dose quand on est camé, et que ça ne se trouve pas sous le pied d'un cheval.
Ensuite, il faut appeler un chat un chat et se placer sur le terrain de l'éthique, de la morale, et ce dès le début de l'adolescence !
Cesser de considérer "pudiquement" la sexualité sous un angle uniquement biologique voire technique, et mettre (remettre ?) dans la tête des adolescents que "faire l'amour", ce n'est certainement pas se louer, programmer une existence d'assistée, cavaler après un statut social : c'est se donner un plaisir réciproque entre personnes consentantes et qui en ont envie, plaisir totalement désintéressé.
Enfin, dissocier clairement (ce n'est pas encore clair dans la tête de beaucoup de garçons) le concept de "virilité" et celui de "fécondité" : on est vraiment un homme, pour beaucoup, quand on a eu au moins un enfant et plus on en a semé plus on est "viril" (là on revient au temps de l'esclavage quand les capacités de reproducteur d'un mâle étaient un argument de vente à meilleur prix)
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Enfin, mais là on dépasse de très loin le cadre de cette note: donner aux Guyanais de toutes origines, enfin, des perspectives d'avenir, qui feront que mener une vie professionnelle "normale", accéder à un logement convenable pour un prix acceptable, ça sera nettement plus rentable que de bénéficier des revenus de l'assistanat – non pas en abaissant ces derniers, mais en augmentant les revenus, en développant pour cela la formation (seule Mayotte fait "pire" que la Guyane dans les tests nationaux), en construisant des logements, en montant par une planification ambitieuse des filières professionnelles fiables. Et là, c'est pas gagné !
Et sortir des "idées reçues" : non, ce n'est pas "culturel" ce que j'ai tenté de décrire. La prostitution juvénile, en Guyane, c'est un phénomène à la fois ravageur et récent.
Benjamin.
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