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Ce chef d'oeuvre - parce que c'est bien de cela qu'il s'agit - a été écrit par un adolescent de 17 ans qui nous a quittés trois ans plus tard, emporté par la maladie. On imagine avec peine la perte immense pour la littérature française, suite à cette disparition prématurée; ou alors, aurait-il eu un destin "à la Rimbaud" qui, très tôt, a estimé qu'il n'avait plus rien à apporter à la poésie et est passé à autre chose - l'autre chose n'étant d'ailleurs guère reluisante?
Je range résolument "le diable au corps" (malgré la date de parution) dans mon "anthologie du XIXe siècle," ayant toujours considéré que le XXe siècle n'a réellement commencé qu'avec la fin de la Grande Guerre et l'entrée de l'Europe dans un Monde nouveau, fait de réalités sociologiques, sociales et politiques radicalement différentes pour se terminer peu ou prou dans les années 90 avec ce que quelques "intellectuels" particulièrement crétins appellent la fin de l'histoire - prenant sans aucun doute leurs désirs pour des réalités.
Une "introduction" (j'ignore le nom du rédacteur) à cette oeuvre somptueuse, donc Radiguet n'a jamais indiqué clairement jusqu'à quel point elle était autobiographique:
L'auteur : Raymond Radiguet (1903-1923), fils de journaliste et journaliste lui-même à quinze ans, familier des écrivains, poètes et peintres du Montmartre des années vingt dont Jean Cocteau qui est généralement considéré comme son mentor littéraire.
Il écrivit « Le Diable au Corps » à l'âge de 17 ans. Mort à 20 ans, il a laissé un roman posthume (Le Bal du Comte d'Orgel) et des poèmes (Les Joues en feu).
Du Lagarde & Michard pur et dur! (dans ces ouvrages, les "auteurs" réduisent la relation de Verlaine et de Rimbaud à une "vie aventureuse" et censurent sans vergogne certains vers, sans même indiquer les coupures par les crochets d'usage) Là, le jeune Radiguet était "familier" de jean Coctaud...
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Valentine Hugo, Raymond Radiguet et Jean Hugo (vers 1921)
Quand on connaît la nature des liens qui ont uni Radiguet et Cocteau et sans bien entendu réduire leur relation à ces liens, l'art de la litote atteint ici des sommets particulièrement hilarants. Radiguet était un individu profondément amoureux de la vie, avide de la brûler par tous les bouts, de profiter de chaque instant, totalement indifférent aux conformismes du moment et en cela aidé par une éducation somme toutes fort libérale pour l'époque. Et quel bonheur, pour un jeune homme aussi précoce, que de fréquenter les Gloires du moment, en pleines années folles, grâce à un tel mentor!
De gauche à droite : Darius Milhaud, Raymond Radiguet, X, Germaine Tailleferre, X, Jean Cocteau, Valentine Gross, Paul Morand (accroupie : peut-être M. Meyer)
Le personnage principal du Diable au Corps, que j'identifiais à l'auteur, fut - je le confesse - un des héros, sinon Le Héros de mon adolescence avec, dans un tout autre registre, Ernest Hemingway. Entre peu ou prou mes 14 et mes 16 ans, je rêvais de m'identifier à... Radiguet (sauf que si je percevais fort bien les liens d'ordre affectif et intellectuels qui unissaient un très jeune homme et son mentor, je ne me représentais pas exactement la dimension charnelle qu'elle impliquait vraisemblablement - dimension dont la profondeur ne me fut révélée que tardivement et comme "en désespoir de cause" (cette fichue "éducation bourgeoise" qui, à vouloir trop protéger en demeurant dans le non-dit, laisse totalement démuni!).
Cela me valut à l'époque une solide réputation de cynisme, voire d'immoralité inguérissables. (on avait fait les guerres dans ma famille et une minorité de celle-ci sacralisait de manière quelque peu ridicule le souvenir des Anciens Combattants: celle d'ailleurs qui s'était le moins exposée) C'est une dame âgée et en principe élevée dans un strict conformisme (et qui avait perdu un frère au combat), qui me soutenait dans cette posture quelque peu puérile que de toute manière j'aurais été bien incapable d'imiter - faute du talent le plus élémentaire. Mais cet anticonformisme, cette maturité, cette Vie, enfin...
A cette période, si je n'ai pas relu le Diable au Corps 50 fois, je ne l'ai pas lu une fois.
J'ai un peu moins d'affinités avec le Bal du Comte d'Orgel...
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Le diable au Corps, premières pages.
Je vais encourir bien des reproches. Mais qu'y puis-je ? Est-ce ma faute si j'eus douze ans quelques mois avant la déclaration de la guerre ? Sans doute, les troubles qui me vinrent de cette période extraordinaire furent d'une sorte qu'on n'éprouve jamais à cet âge ; mais comme il n'existe rien d'assez fort pour nous vieillir malgré les apparences, c'est en enfant que je devais me conduire dans une aventure où déjà un homme eût éprouvé de l'embarras. Je ne suis pas le seul. Et mes camarades garderont de cette époque un souvenir qui n'est pas celui de leurs aînés. Que ceux déjà qui m'en veulent se représentent ce que fut la guerre pour tant de très jeunes garçons : quatre ans de grandes vacances.
Nous habitions à F..., au bord de la Marne.
Mes parents condamnaient plutôt la camaraderie mixte. La sensualité, qui naît avec nous et se manifeste encore aveugle, y gagna au lieu de s'y perdre.
Je n'ai jamais été un rêveur. Ce qui me semble rêve aux autres, plus crédules, me paraissait à moi aussi réel que le fromage au chat, malgré la cloche de verre. Pourtant la cloche existe.
La cloche se cassant, le chat en profite, même si ce sont ses maîtres qui la cassent et s'y coupent les mains.
Jusqu'à douze ans, je ne vois aucune amourette, sauf pour une petite fille, nommée Carmen, à qui je fis tenir, par un gamin plus jeune que moi, une lettre dans laquelle je lui exprimais mon amour. Je m'autorisais de cet amour pour solliciter un rendez-vous. Ma lettre lui avait été remise le matin avant qu'elle se rendît en classe. J'avais distingué la seule fillette qui me ressemblât, parce qu'elle était propre, et allait à l'école accompagnée d'une petite, comme moi de mon petit frère. Afin que ces deux témoins se tussent, j'imaginai de les marier, en quelque sorte. A ma lettre, j'en joignis donc une de la part de mon frère, qui ne savait pas écrire, pour Mlle Fauvette. J'expliquai à mon frère mon entremise, et notre chance de tomber juste sur deux sœurs de nos âges et douées de noms de baptêmes aussi exceptionnels. J'eus la tristesse de voir que je ne m'étais pas mépris sur le bon genre de Carmen, lorsque après avoir déjeuné, avec mes parents qui me gâtaient et ne me grondaient jamais, je rentrai en classe.
A peine mes camarades à leurs pupitres -- moi en haut de la classe, accroupi pour prendre dans un placard, en ma qualité de premier, les volumes de la lecture à haute voix --, le directeur entra. Les élèves se levèrent. Il tenait une lettre à la main. Mes jambes fléchirent, les volumes tombèrent, et je les ramassai, tandis que le directeur s'entretenait avec le maître. Déjà, les élèves des premiers bancs se tournaient vers moi, écarlate, au fond de la classe, car ils entendaient chuchoter mon nom. Enfin, le directeur m'appela, et pour me punir finement, tout en n'éveillant, croyait-il, aucune mauvaise idée chez les élèves, me félicita d'avoir écrit une lettre de douze lignes sans aucune faute. Il me demanda si je l'avais bien écrite seul, puis il me pria de le suivre dans son bureau. Nous n'y allâmes point. Il me morigéna dans la cour, sous l'averse. Ce qui troubla fort mes notions de morale, fut qu'il considérait comme aussi grave d'avoir compromis la jeune fille (dont les parents lui avaient communiqué ma déclaration), que d'avoir dérobé une feuille de papier à lettres. Il me menaça d'envoyer cette feuille chez moi. Je le suppliai de n'en rien faire. Il céda, mais me dit qu'il conservait la lettre, et qu'à la première récidive il ne pourrait plus cacher ma mauvaise conduite.
Ce mélange d'effronterie et de timidité déroutait les miens et les trompait, comme, à l'école, ma facilité, véritable paresse, me faisait prendre pour un bon élève.
Je rentrai en classe. Le professeur, ironique, m'appela Don Juan. J'en fus extrêmement flatté, surtout de ce qu'il me citât le nom d'une œuvre que je connaissais et que ne connaissaient pas mes camarades. Son « Bonjour, Don Juan » et mon sourire entendu transformèrent la classe à mon égard. Peut-être avait-elle déjà su que j'avais chargé un enfant des petites classes de porter une lettre à une « fille », comme disent les écoliers dans leur dur langage. Cet enfant s'appelait Messager ; je ne l'avais pas élu d'après son nom, mais, quand même, ce nom m'avait inspiré confiance.
A une heure, j'avais supplié le directeur de ne rien dire à mon père ; à quatre, je brûlais de lui raconter tout. Rien ne m'y obligeait. Je mettrais cet aveu sur le compte de la franchise. Sachant que mon père ne se fâcherait pas, j'étais, somme toute, ravi qu'il connût ma prouesse.
J'avouai donc, ajoutant avec orgueil que le directeur m'avait promis une discrétion absolue (comme à une grande personne). Mon père voulait savoir si je n'avais pas forgé de toutes pièces ce roman d'amour. Il vint chez le directeur. Au cours de cette visite, il parla incidemment de ce qu'il croyait être une farce. -- Quoi ? dit alors le directeur surpris et très ennuyé ; il vous a raconté cela ? Il m'avait supplié de me taire, disant que vous le tueriez.
Ce mensonge du directeur l'excusait ; il contribua encore à mon ivresse d'homme. J'y gagnai séance tenante l'estime de mes camarades et des clignements d'yeux du maître. Le directeur cachait sa rancune. Le malheureux ignorait ce que je savais déjà : mon père, choqué par sa conduite, avait décidé de me laisser finir mon année scolaire, et de me reprendre. Nous étions alors au commencement de juin. Ma mère ne voulant pas que cela influât sur mes prix, mes couronnes, se réservait de dire la chose, après la distribution. Ce jour venu, grâce à une injustice du directeur qui craignait confusément les suites de son mensonge, seul de la classe, je reçus la couronne d'or que méritait aussi le prix d'excellence. Mauvais calcul : l'école y perdit ses deux meilleurs élèves, car le père du prix d'excellence retira son fils.
Des élèves comme nous servaient d'appeaux pour en attirer d'autres.
Ma mère me jugeait trop jeune pour aller à Henri-IV. Dans son esprit, cela voulait dire : pour prendre le train. Je restai deux ans à la maison et travaillai seul.
Je me promettais des joies sans bornes, car, réussissant à faire en quatre heures le travail que ne fournissaient pas en deux jours mes anciens condisciples, j'étais libre plus de la moitié du jour. Je me promenais seul au bord de la Marne qui était tellement notre rivière que mes soeurs disaient, en parlant de la Seine, « une Marne ». J'allais même dans le bateau de mon père, malgré sa défense ; mais je ne ramais pas, et sans m'avouer que ma peur n'était pas celle de lui désobéir, mais la peur tout court. Je lisais, couché dans ce bateau. En 1913 et 1914, deux cents livres y passent. Point ce que l'on nomme de mauvais livres, mais plutôt les meilleurs, sinon pour l'esprit, du moins pour le mérite. Aussi, bien plus tard, à l'âge où l'adolescent méprise les livres de la Bibliothèque rose, je pris goût à leur charme enfantin, alors qu'à cette époque je ne les aurais voulu lire pour rien au monde.
Le désavantage de ces récréations alternant avec le travail était de transformer pour moi toute l'année en fausses vacances. Ainsi, mon travail de chaque jour était-il peu de chose, mais, comme, travaillant moins de temps que les autres, je travaillais en plus pendant leurs vacances, ce peu de chose était le bouchon de liège qu'un chat garde toute sa vie au bout de la queue, alors qu'il préférerait sans doute un mois de casserole.
Les vraies vacances approchaient, et je m'en occupais fort peu puisque c'était pour moi le même régime. Le chat regardait toujours le fromage sous la cloche. Mais vint la guerre. Elle brisa la cloche. Les maîtres eurent d'autres chats à fouetter et le chat se réjouit.
A vrai dire, chacun se réjouissait en France. Les enfants, leurs livres de prix sous le bras, se pressaient devant les affiches. Les mauvais élèves profitaient du désarroi des familles.
Nous allions chaque jour, après dîner, à la gare de J..., à deux kilomètres de chez nous, voir passer les trains militaires. Nous emportions des campanules et nous les lancions aux soldats. Des dames en blouse versaient du vin rouge dans les bidons et en répandaient des litres sur le quai jonché de fleurs. Tout cet ensemble me laisse un souvenir de feu d'artifice. Et jamais autant de vin gaspillé, de fleurs mortes. Il fallut pavoiser les fenêtres de notre maison.
Bientôt, nous n'allâmes plus à J.... Mes frères et mes sœurs commençaient d'en vouloir à la guerre, ils la trouvaient longue. Elle leur supprimait le bord de la mer. Habitués à se lever tard, il leur fallait acheter les journaux à six heures. Pauvre distraction ! Mais vers le vingt août, ces jeunes monstres reprennent espoir. Au lieu de quitter la table où les grandes personnes s'attardent, ils y restent pour entendre mon père parler de départ. Sans doute n'y aurait-il plus de moyens de transport. Il faudrait voyager très loin à bicyclette. Mes frères plaisantent ma petite. Les roues de sa bicyclette ont à peine quarante centimètres de diamètre : « On te laissera seule sur la route. » Ma sœur sanglote. Mais quel entrain pour astiquer les machines ! Plus de paresse. Ils proposent de réparer la mienne. Ils se lèvent dès l'aube pour connaître les nouvelles. Tandis que chacun s'étonne, je découvre enfin les mobiles de ce patriotisme : un voyage à bicyclette ! Jusqu'à la mer ! Et une mer plus loin, plus jolie que d'habitude. Ils eussent brûlé Paris pour partir plus vite. Ce qui terrifiait l'Europe était devenu leur unique espoir.
L'égoïsme des enfants est-il différent du nôtre ? L'été, à la campagne, nous maudissons la pluie qui tombe, et les cultivateurs la réclament.
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