(NB: cette note rédigée par anticipation sera peut être "dépassée" au moment de sa parution)
Après l'intervention en Libye, où s'arrête la guerre "humanitaire" ? (leMonde.fr)
Jean-Christophe Rufin, écrivain, ancien ambassadeur de France à Dakar (2007-2010)
Il est également ex-président d'Action contre la faim (2002-2006) et ex-vice-président de Médecins sans frontières (1991-1993).
(NB: JC Ruffin a été débarqué de son poste d'Ambassadeur pour s'être démarqué de la Françafrique. Et manifestement il n'en veut pas à Sarkozy au point d'être aveuglé par la rancoeur)
Extraits
La France est en guerre. /... Le rôle prépondérant que nous avons joué dans l'opération à tous les stades, y compris militaires, nous place en première ligne.
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La guerre dans laquelle nous sommes engagés ne se réduit pas à la formule aseptisée de zone d'exclusion aérienne. /... La réalité est plus crue. Nous tuons. /... Qu'il s'agisse probablement de criminels lancés à l'assaut de populations désarmées ne change rien à ce constat : nous avons beau affirmer que "nous n'interviendrons pas au sol", c'est bien au sol que sont tués ces soldats.
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Nous y sommes : il s'agit d'une guerre "humanitaire". Nous lançons des opérations militaires destructrices contre un pays qui ne nous a pas attaqués, qui ne menace pas nos intérêts, autrement dit nous sommes totalement en dehors de la doctrine militaire telle qu'elle a été élaborée, en particulier par le Livre blanc sur la défense en 2007. Notre seul motif d'emploi de la force est la violation du droit humanitaire par le pays en question.
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Les dangers de ce droit d'ingérence /... ont été souvent soulignés. Le cas le plus flagrant d'ingérence dangereuse fut, en 2003, l'intervention américaine en Irak. La France fut à l'époque le pays qui s'est dressé contre cette intervention et en a souligné les effets pervers. Croit-on aujourd'hui qu'un tel principe est moins dangereux quand c'est la France qui l'applique ?
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Ne faisons pas de mauvais procès à ceux qui ont lancé cette opération. Accordons-leur le mérite d'avoir agi selon leur conscience, pour épargner des vies humaines. Reste qu'il faut maintenant dépasser le stade de l'émotion et, pour conduire cette guerre et peut-être d'autres, élaborer une doctrine. Quelle est-elle et qui doit la formuler ? Nous menons une guerre humanitaire. Nous attaquons un régime en vertu de la conception que nous nous faisons de la dignité humaine. Bravo. Mais ce principe est-il applicable partout ? Doit-il fonder notre politique étrangère et guider toutes nos décisions ? /... Dans le même ordre d'idée, il ne faut pas espérer non plus quitter l'Afghanistan où notre présence continue de garantir le respect des populations civiles...
L'autre hypothèse est que nous ne puissions ni ne voulions être partout les champions de nos principes humanitaires. En clair, cela signifierait que nous devrions choisir. Mais choisir qui et pour faire quoi ? Est-ce une prérogative exclusive et discrétionnaire du président de la République ? Faut-il qu'une situation tire des larmes à l'Elysée pour qu'on envoie nos soldats ?
Tous ces choix engagent fortement la France et ne sont pas sans risques. Le consensus international qui nous portait se délite aujourd'hui et les pays arabes commencent, avec d'autres, à exprimer leurs réserves.
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Je ne prétends pas qu'il faut s'en dispenser. Mais pour continuer d'agir et le faire dans l'unité, quelles que soient les surprises, bonnes ou mauvaises, que nous réserve la suite des opérations, il faut un débat national sur les fondements de notre action militaire.
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Nous attendons certes d'un président de la République qu'il ait du coeur et les nerfs pour décider une offensive militaire. Nous avons aussi besoin de sentir qu'il est capable de résister à la pure émotion. Notre héritage républicain nous confère des responsabilités internationales particulières et tous les peuples se tournent naturellement vers nous dès que leur liberté est menacée. Quelle réponse devons-nous et pouvons-nous leur apporter?
C'est cela qu'il faudra un jour que les Français décident. Ensemble.
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Complément
Parmi les grandes nations démocratiques, il n'y a qu'en France qu'une guerre (Rufin a raison, il faut appeler un chat un chat) est décidée par le seul Prince et sans qu'il ne rende de comptes. Certes il y eut un "débat au Parlement"... a posteriori, sans vote. On a glosé sur l'attentisme de Merkel mais... c'est la différence, la Chancelière doit rendre des comptes et obtenir un consensus au Bundestag, au sein de sa coalition voire de son propre parti.
Il y a cinq précédents récents.
Première guerre du Golfe.
Mitterrand y a engagé la France. A posteriori ce fut une erreur, mais elle fut commise collectivement: Parlement étroite- ment associé, responsables de la majorité comme de l'opposition informés et consultés, certains opposants étant même envoyés dans telle ou telle capitale au titre de missi dominici.
Guerre de Yougoslavie.
Ce fut davantage la dictature de l'émotion. Nous sommes allés sur place en force de paix, nous y avons laissé des combattants tués pour rien (se faisant tirer comme des lapins, ils ne pouvaient parfois même pas riposter), puis dès sa prise de fonction, Chirac a donné des instructions fermes; quelques semaines après, les Serbes négociaient... avec les USA qui ont tiré les marrons du feu. Là encore, décisions régaliennes des Présidents Mitterrand, puis Chirac.
Engagement en Afghanistan,
après le 11 septembre. Décision présidentielle, sans que ne fussent définis la durée, sa motivation profonde et ses règles. Cerise sur le gâteau, Sarkozy, plus tard, a placé sans contrepartie la France dans le commandement intégré de l'OTAN - "de Gaulle réveille toi ils sont devenus fous!". Le renoncement à une défense autonome, clé de voûte de la diplomatie et de la défense françaises, cela sans débat national quelque peu sérieux!
Refus de s'engager dans une seconde aventure irakienne, qui fut soutenu par la grande majorité de la population mais qui là encore n'a pas donné lieu à débat si ce n'est sur le plan émotionnel.
Et cet engagement en Lybie.
Sans débat national, sans consultation des forces politiques, de la société.
Le fait du Prince, même si le Prince a sans doute raison. Mais interviendra-t-on partout où un dictateur opprime son peuple? Dans le cas contraire (plus que probable) sur quels critères étayer notre décision?
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Comme dit l'auteur... il faut débattre, à froid, définir une doctrine.
Et définir une position qui ne soit pas celle d'un homme, mais celle de la Nation. Enfin et sauf cas de légitime défense impliquant une décision rapide du Chef des Armées, qu'un engagement militaire soit précédé d'une consultation républicaine.
Faute de quoi le chef de l'Etat, quel qu'il soit, qui lancerait la France dans une expédition militaire sera toujours soupçonné - parfois injustement - de le faire à des fins de diversion, de politique intérieure.
benjamin
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