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La Curée fait suite à la Fortune des Rougon, dans la série des "Rougon-Maquart"
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Aristide Rougon s'abattit sur Paris, au lendemain du 2 Décembre, avec ce flair des oiseaux de proie qui sentent de loin les champs de bataille. Il arrivait de Plassans, une sous-préfecture du Midi, où son père venait enfin de pêcher dans l'eau trouble des événements une recette particulière longtemps convoitée. Lui, jeune encore, après s'être compromis comme un sot, sans gloire ni profit, avait dû s'estimer heureux de se tirer sain et sauf de la bagarre. Il accourait, enrageant d'avoir fait fausse route, maudissant la province, parlant de Paris avec des appétits de loup, jurant « qu'il ne serait plus si bête » ; et le sourire aigu dont il accompagnait ces mots prenait une terrible signification sur ses lèvres minces.
Il arriva dans les premiers jours de 1852. Il amenait avec lui sa femme Angèle, une personne blonde et fade, qu'il installa dans un étroit logement de la rue Saint-Jacques, comme un meuble gênant dont il avait hâte de se débarrasser. La jeune femme n'avait pas voulu se séparer de sa fille, la petite Clotilde, une enfant de quatre ans, que le père aurait volontiers laissée à la charge de sa famille. Mais il ne s'était résigné au désir d'Angèle qu'à la condition d'oublier au collège de Plassans leur fils Maxime, un galopin de onze ans, sur lequel sa grand-mère avait promis de veiller. Aristide voulait avoir les mains libres ; une femme et un enfant lui semblaient déjà un poids écrasant pour un homme décidé à franchir tous les fossés, quitte à se casser les reins ou à rouler dans la boue.
Le soir même de son arrivée, pendant qu'Angèle défaisait les malles, il éprouva l'âpre besoin de courir Paris, de battre de ses gros souliers de provincial ce pavé brûlant d'où il comptait faire jaillir des millions. Ce fut une vraie prise de possession. Il marcha pour marcher, allant le long des trottoirs, comme en pays conquis. Il avait la vision très nette de la bataille qu'il venait livrer, et il ne lui répugnait pas de se comparer à un habile crocheteur de serrures qui, par ruse ou par violence, va prendre sa part de la richesse commune qu'on lui a méchamment refusée jusque-là. S'il avait éprouvé le besoin d'une excuse, il aurait invoqué ses désirs étouffés pendant dix ans, sa misérable vie de province, ses fautes surtout, dont il rendait la société entière responsable. Mais à cette heure, dans cette émotion du joueur qui met enfin ses mains ardentes sur le tapis vert, il était tout à la joie, une joie à lui, où il y avait des satisfactions d'envieux et des espérances de fripon impuni. L'air de Paris le grisait, il croyait entendre, dans le roulement des voitures, les voix de Macbeth, qui lui criaient : « Tu seras riche ! » Pendant près de deux heures, il alla ainsi de rue en rue, goûtant les voluptés d'un homme qui se promène dans son vice. Il n'était pas revenu à Paris depuis l'heureuse année qu'il y avait passée comme étudiant. La nuit tombait : son rêve grandissait dans les clartés vives que les cafés et les magasins jetaient sur les trottoirs ; il se perdit.
Quand il leva les yeux, il se trouvait vers le milieu du faubourg Saint-Honoré. Un de ses frères, Eugène Rougon, habitait une rue voisine, la rue de Penthièvre. Aristide, en venant à Paris, avait surtout compté sur Eugène, qui, après avoir été un des agents les plus actifs du coup d'Etat, était à cette heure une puissance occulte, un petit avocat dans lequel naissait un grand homme politique. Mais, par une superstition de joueur, il ne voulut pas aller frapper ce soir-là à la porte de son frère. Il regagna lentement la rue Saint-Jacques, songeant à Eugène avec une envie sourde, regardant ses pauvres vêtements encore couverts de la poussière du voyage, et cherchant à se consoler en reprenant son rêve de richesse. Ce rêve lui-même était devenu amer. Parti par un besoin d'expansion, mis en joie par l'activité boutiquière de Paris, il rentra, irrité du bonheur qui lui semblait courir les rues, rendu plus féroce, s'imaginant des luttes acharnées, dans lesquelles il aurait plaisir à battre et à duper cette foule qui l'avait coudoyé sur les trottoirs. Jamais il n'avait ressenti des appétits aussi larges, des ardeurs aussi immédiates de jouissance.
Le lendemain, au jour, il était chez son frère. Eugène habitait deux grandes pièces froides, à peine meublées, qui glacèrent Aristide. Il s'attendait à trouver son frère vautré en plein luxe. Ce dernier travaillait devant une petite table noire.
Il se contenta de lui dire, de sa voix lente, avec un sourire :
-- Ah ! c'est toi, je t'attendais.
Aristide fut très aigre. Il accusa Eugène de l'avoir laissé végéter, de ne pas même lui avoir fait l'aumône d'un bon conseil, pendant qu'il pataugeait en province. Il ne devait jamais se pardonner d'être resté républicain jusqu'au 2 Décembre ; c'était sa plaie vive, son éternelle confusion. Eugène avait tranquillement repris sa plume. Quand il eut fini :
-- Bah ! dit-il, toutes les fautes se réparent. Tu es plein d'avenir.
Il prononça ces mots d'une voix si nette, avec un regard si pénétrant qu'Aristide baissa la tête, sentant que son frère descendait au plus profond de son être. Celui-ci continua avec une brutalité amicale :
-- Tu viens pour que je te place, n'est-ce pas ? J'ai déjà songé à toi, mais je n'ai encore rien trouvé. Tu comprends, je ne puis te mettre n'importe où. Il te faut un emploi où tu fasses ton affaire sans danger pour toi ni pour moi... Ne te récrie pas, nous sommes seuls, nous pouvons nous dire certaines choses...
Aristide prit le parti de rire.
-- Oh ! je sais que tu es intelligent, poursuivit Eugène, et que tu ne commettrais plus une sottise improductive... Dès qu'une bonne occasion se présentera, je te caserai. Si d'ici là tu avais besoin d'une pièce de vingt francs, viens me la demander.
Ils causèrent un instant de l'insurrection du Midi, dans laquelle leur père avait gagné sa recette particulière. Eugène s'habillait tout en causant. Dans la rue, au moment de le quitter, il retint son frère un instant encore, il lui dit à voix plus basse :
- Tu m'obligeras en ne battant pas le pavé et en attendant tranquillement chez toi l'emploi que je te promets... Il me serait désagréable de voir mon frère faire antichambre.
Aristide avait du respect pour Eugène, qui lui semblait un gaillard hors ligne. Il ne lui pardonna pas ses défiances, ni sa franchise un peu rude ; mais il alla docilement s'enfermer rue Saint-Jacques. Il était venu avec cinq cents francs que lui avait prêtés le père de sa femme. Les frais du voyage payés, il fit durer un mois les trois cents francs qui lui restaient. Angèle était une grosse mangeuse ; elle crut, en outre, devoir rafraîchir sa toilette de gala par une garniture de rubans mauves. Ce mois d'attente parut interminable à Aristide. L'impatience le brûlait. Lorsqu'il se mettait à la fenêtre, et qu'il sentait sous lui le labeur géant de Paris, il lui prenait des envies folles de se jeter d'un bond dans la fournaise, pour y pétrir l'or de ses mains fiévreuses, comme une cire molle. Il aspirait ces souffles encore vagues qui montaient de la grande cité, ces souffles de l'empire naissant, où traînaient déjà des odeurs d'alcôves et de tripots financiers, des chaleurs de jouissances. Les fumets légers qui lui arrivaient lui disaient qu'il était sur la bonne piste que le gibier courait devant lui, que la grande chasse impériale, la chasse aux aventures, aux femmes, aux millions, commençait enfin. Ses narines battaient, son instinct de bête affamée saisissait merveilleusement au passage les moindres indices de la curée chaude dont la ville allait être le théâtre.
Deux fois, il alla chez son frère, pour activer ses démarches. Eugène l'accueillit avec brusquerie, lui répétant qu'il ne l'oubliait pas, mais qu'il fallait attendre. Il reçut enfin une lettre qui le priait de passer rue de Penthièvre. Il y alla, le coeur battant à grands coups, comme à un rendez-vous d'amour.
Il trouva Eugène devant son éternelle petite table noire, dans la grande pièce glacée qui lui servait de bureau. Dès qu'il l'aperçut, l'avocat lui tendit un papier, en disant :
-- Tiens, j'ai reçu ton affaire hier. Tu es nommé commissaire voyer adjoint à l'Hôtel de Ville. Tu auras deux mille quatre cents francs d'appointements.
Aristide était resté debout. Il blêmit et ne prit pas le papier, croyant que son frère se moquait de lui. Il avait espéré au moins une place de six mille francs. Eugène, devinant ce qui se passait en lui, tourna sa chaise, et, se croisant les bras :
-- Serais-tu un sot ? demanda-t-il avec quelque colère... Tu fais des rêves de fille, n'est-ce pas ? Tu voudrais habiter un bel appartement, avoir des domestiques, bien manger, dormir dans la soie, te satisfaire tout de suite aux bras de la première venue, dans un boudoir meublé en deux heures... Toi et tes pareils, si nous vous laissions faire, vous videriez les coffres avant même qu'ils fussent pleins. Eh ! bon Dieu ! aie quelque patience ! Vois comme je vis, et prends au moins la peine de te baisser pour ramasser une fortune.
Il parlait avec un mépris profond des impatiences d'écolier de son frère. On sentait, dans sa parole rude, des ambitions plus hautes, des désirs de puissance pure ; ce naïf appétit de l'argent devait lui paraître bourgeois et puéril. Il continua d'une voix plus douce, avec un fin sourire :
-- Certes tes dispositions sont excellentes, et je n'ai garde de les contrarier. Les hommes comme toi sont précieux. Nous comptons bien choisir nos bons amis parmi les plus affamés. Va, sois tranquille, nous tiendrons table ouverte, et les plus grosses faims seront satisfaites. C'est encore la méthode la plus commode pour régner... Mais, par grâce, attends que la nappe soit mise, et, si tu m'en crois, donne-toi la peine d'aller chercher toi-même ton couvert à l'office.
Aristide restait sombre. Les comparaisons aimables de son frère ne le déridaient pas. Alors celui-ci céda de nouveau à la colère :
-- Tiens ! s'écria-t-il, j'en reviens à ma première opinion : tu es un sot... Eh ! qu'espérais-tu donc, que croyais-tu donc que j'allais faire de ton illustre personne ? Tu n'as même pas eu le courage de finir ton droit ; tu t'es enterré pendant dix ans dans une misérable place de commis de sous-préfecture ; tu m'arrives avec une détestable réputation de républicain que le coup d'Etat a pu seul convertir... Crois-tu qu'il y ait en toi l'étoffe d'un ministre, avec de pareilles notes... ? Oh ! je sais, tu as pour toi ton envie farouche d'arriver par tous les moyens possibles. C'est une grande vertu, j'en conviens, et c'est à elle que j'ai eu égard en te faisant entrer à la Ville.
Et, se levant, mettant la nomination dans les mains d'Aristide :
-- Prends, continua-t-il, tu me remercieras un jour. C'est moi qui ai choisi la place, je sais ce que tu peux en tirer... Tu n'auras qu'à regarder et à écouter. Si tu es intelligent, tu comprendras et tu agiras... Maintenant retiens bien ce qu'il me reste à te dire. Nous entrons dans un temps où toutes les fortunes sont possibles. Gagne beaucoup d'argent, je te le permets ; seulement pas de bêtise, pas de scandale trop bruyant, ou je te supprime.
Cette menace produisit l'effet que ses promesses n'avaient pu amener. Toute la fièvre d'Aristide se ralluma à la pensée de cette fortune dont son frère lui parlait. Il lui sembla qu'on le lâchait enfin dans la mêlée, en l'autorisant à égorger les gens, mais légalement, sans trop les faire crier. Eugène lui donna deux cents francs pour attendre la fin du mois.
Puis il resta songeur.
-- Je compte changer de nom, dit-il enfin, tu devrais en faire autant. Nous nous gênerions moins.
-- Comme tu voudras, répondit tranquillement Aristide.
-- Tu n'auras à t'occuper de rien, je me charge des formalités... Veux-tu t'appeler Sicardot, du nom de ta femme ?
Aristide leva les yeux au plafond, répétant, écoutant la musique des syllabes :
-- Sicardot..., Aristide Sicardot... Ma foi, non ; c'est ganache et ça sent la faillite.
-- Cherche autre chose alors, dit Eugène.
-- J'aimerais mieux Sicard tout court, reprit autre après un silence ; Aristide Sicard..., pas trop mal..., n'est-ce pas ? peut-être un peu gai...
Il rêva un instant encore, et, d'un air triomphant :
-- J'y suis, j'ai trouvé, cria-t-il... Saccard, Aristide Saccard !... avec deux c... Hein ! il y a de l'argent dans ce nom-là ; on dirait que l'on compte des pièces de cent sous.
Eugène avait la plaisanterie féroce. Il congédia son frère en lui disant avec un sourire :
-- Oui, un nom à aller au bagne ou à gagner millions.
Quelques jours plus tard, Aristide Saccard était à l'Hôtel de Ville. Il apprit que son frère, avait dû user d'un grand crédit pour l'y faire admettre sans les examens d'usage.
Emile Zola
La Curée, qui décrit à merveille la folle spéculation immobilière qui sévit dans le Paris du Second Empire et la manière dont des fortunes purement articicielles dont les fondations n'étaient que de sable est sans nul doute un des chef-d'oeuvre de Zola. Une ode au cynisme
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