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Note "remontée" parce que pour des raisons que la raison ignore, c'est la plus lue depuis la création de ce blog
Le manioc est une plante originaire d'Amazonie, dont la partie comestible se présente sous forme de tubercules. On distingue deux variétés :
- le manioc doux (mandioca doce) qui se consomme peu ou prou comme des dachines ou autres tubercules, bouillis ou frits après épluchage ; c'est la "macaxeira" bien connue dans le Nordeste brésilien ;
- le manioc "amer", consommé par les Amérindiens d'Amazonie et, par extension, par les populations qui ont occupé ce territoire : Portugais (le blé était loin), esclaves noirs, Caboclos (métis d'Amérindiens et de Portugais), Cafusos (métis de noirs et d'Amérindiens) ainsi que toute la palette de ces mélanges ethniques.
Mais la consommation de ce manioc - sous forme de semoule communément appelée "farinha" au Brésil ou "couac" en Guyane française nécessite un traitement des tubercules très élaboré... faute de quoi on s'expose à une intoxication sévère qui peut conduire à une mort très pénible, la plante contenant une quantité plus que respectable d'acide prussique (ce qui, d'ailleurs, avantage non négligeable, la met à l'abri de nombreux prédateurs - malheureusement pas des fourmis)
Quasiment toutes les civilisations se sont fondées autour de la consommation quotidienne d'un aliment d'origine végétale : blé tendre (pour le pain), blé dur (pour les pâtes, les semoules, les galettes), épeautre (qui se rapproche du blé), riz, mil, maïs en Amérique centrale, haricots, fèves, olives, dattes, bananes, fruits de l'arbre à pain, etc. Un particularisme d'ordre génétique permet aux Inuits de vivre à partir d'aliments exclusivement carnés (ou peu s'en faut), très gras de surcroît en ce qui concerne les produits de la chasse (phoques, morses, baleines). Pendant plus de 1500 ans, la base de l'alimentation en France, c'était le pain.
Mais il n'en existe aucune autre, qui soit fondée sur la consommation majoritaire d'un aliment très toxique!
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On peut d'ailleurs se poser la question de savoir par quel processus des populations qui passaient du nomadisme strict associé au stade "chasse pêche cueillette" vers le semi-nomadisme ont élaboré ce processus éminemment complexe - d'autant plus que les premières ingestions ont dû engendrer des catastrophes (je ne crois pas que l'on ait longtemps essayé de rendre comestibles les amanites phalloïdes ou la cigüe en Europe : on s'est sans doute rapidement efforcé de les reconnaître pour les écarter).
Le semi nomadisme est apparu en Amazonie quand les populations ont défriché des abattis pour planter le manioc amer (par bouturage), lesquels "donnent" environ trois ans avant que le sol ne soit lessivé par les pluies diluviennes et que les insectes prédateurs ne les envahissent : il faut alors se déplacer. (Le brulis après abattage élimine ces insectes pour quelques temps, mais la reconquête se fait par les "périphéries" : des "fourmis manioc" vous déshabillent un demi hectare en une nuit, et transportent les feuillages dans leurs fourmilières souterraines : réduites en petits copeaux, elles serviront de terreau au mycélium dont elles se nourrissent)
Autre inconvénient relatif du manioc : sa valeur nutritive modérée sur les plans énergétiques ou protéiniques. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il faut ingurgiter une sacrée quantité de "cassave" ou de "couac" pour se sentir rassasié (l'estomac rempli crie grâce bien avant) Et comme c'est insipide, si vous n'avez pas de "chair" et de piment pour faire passer cela... l'anorexie est garantie, du moins pour les gringos. En revanche la plante est riche en oligo-éléments et en sels minéraux. Elle ne contient quasiment aucun sucre dit à "absorption rapide" (nous reviendrons sur ce point, fondamental)
Un avantage : le manioc ne pose quasiment aucun problème de conservation sous forme de tubercules ; il suffit, une fois que ces derniers se sont développés, de les laisser dans l'abattis et de les déterrer au fur et à mesure des besoins : ils peuvent rester deux ou trois ans en pleine terre sans dommage. Quand on connaît les obsessions des Africains des savanes qui doivent protéger leurs récoltes en permanence, même quand elles sont dans leurs greniers surélevés, c'est appréciable.
La préparation du "couac" ou de la "cassave" se fait en suivant des étapes très rigoureuses, qu'il ne faut surtout pas bâcler : tout d'abord, un "épluchage" soigneux des tubercules, suivi de leur râpage, lequel s'établissait auparavant en les frottant contre des roches rugueuses (que ceux qui s'enthousiasment sur l'existence des "bons sauvages" essaient un peu ; on causera après). De nos jours, des râpes plus sophistiquées simplifient considérablement le travail.
Ensuite on doit exsuder tout le jus (qui contient l'acide prussique) dans des "couleuvres", splendides objets de vannerie (ou des "moulins pressoir" qui se répandent au fin fond des réserves indigènes pour le plus grand bonheur des femmes et pour le plus grand désespoir des ethnologues... Que ces derniers, à titre de comparaison, suggèrent à nos "exploitants agricoles" de revenir à la faux, voire à la faucille au nom des traditions qui se perdent ; là encore on causera après, avec les rares survivants)
La pulpe est alors torréfiée sur des platines en fer chauffé sur feux de bois, en étant remuée en permanence pendant la dessiccation pour qu'elle ne prenne pas une odeur et une saveur affreuses de brûlé. Il ne reste plus qu'à conserver les galettes de cassave et la "farinha" au sec pour éviter qu'elles moisissent (ce qui est très malaisé dans la région la plus humide du monde... quand on n'utilise pas le plastique) : c'est pourquoi, auparavant, les femmes faisaient ce travail pénible quasiment chaque jour quand maintenant elles peuvent constituer des réserves substantielles.
Nous avons évoqué la faiblesse nutritive du manioc, surtout que les Amérindiens, en général, n'en consomment que les dérivés des tubercules (et une petite partie du jus mise au soleil un certain temps, pour annihiler l'acide prussique : ce jus servira à conserver les piments dont ils font grand cas, étant capables de faire le distinguo entre une quinzaine de variétés utilisées dans telle ou telle circonstance.
Les Caboclos, eux, utilisent également la feuille de manioc, qui doit être cuite au moins 72 heures (vous avez bien lu) pour perdre sa toxicité. Ces feuilles sont la base de la célèbre maniçoba de Belém, qu'il faut avoir dégusté maintes fois sous peine de ne pouvoir affirmer qu'on a vécu.
Idem, le "jus" toxique, très longuement cuit, donnera le célèbre tucupi, base de la gastronomie paraense (il sert entre autres à accommoder le canard : "o pato no tucupi" donne une certaine idée de ce que doit être le paradis)
A partir de galettes de cassave mises à fermenter avec quelques dachines, patates douces, des bananes ou d'autres composantes, les Amérindiens fabriquent également à intervalles réguliers une sorte de bière, le cachiri, qui normalement ne titre guère plus de 1 ou 2° (malheureusement l'habitude est parfois prise, de le "corser" avec du mauvais alcool très fort)
Mais pour se "pinter" avec du vrai cachiri, il faut en boire des litres et des litres. Ca tombe bien, puisqu'il agit comme un diurétique puissant et comme dissolvant des calculs rénaux.
Au titre des règles de civilité, je signale une conduite élémentaire à propos du cachiri : on ne le déguste en aucun cas à petites gorgées comme un vulgaire Pommard 1947 : la bienséance commande de le boire à fortes lampées, deux acolytes vous y aidant parfois en tenant devant vos lèvres une calebasse qu'ils lèveront impitoyablement, vous imposant un "et glou et glou et glou et glou " terrifiant. La totale intégration au sein de la communauté, c'est quand vous avez la panse dilatée au maximum et que d'un coup de poing sec sous le plexus, vous parvenez à la vider en vomissant d'un jet puissant qui atterrira entre les jambes de votre vis à vis… pour faire de la place aux quatre ou cinq calebasses qui suivront.
Le cachiri étant élaboré avec de l'eau du fleuve (c'est impératif, pour en prendre tous les "bons esprits"), liquide rarement potable, dans des "pirogues à cachiri" jamais nettoyées (troncs d'arbres évidés qui servent à cet usage,… quand les poules ne couvent pas dedans entre chaque festivité)… la dysenterie est quasiment obligée après la fête. Après avoir pissé, on… D'où la sage précaution de prendre des sulfamides à titre préventif.
J'ajouterai, pour paraphraser le célèbre humoriste, qu'à la première gorgée "vous croyez que le cachiri, c'est de l'urine de vieille vache… et à la seconde vous regrettez que ça n'en soit point". Et vous comprendrez que malgré l'estime (relative) que j'ai pour les "peuples premiers" je préfère une bonne bière, et je suis persuadé que même Chirac n'échangerait sa Corona favorite contre le Cachiri des Amérindiens de Camopi (la commune qui a le plus voté en sa faveur) que contraint et forcé !
Mais il est remarquable qu'envers et contre tout, le "mandioca" se maintienne dans tout le Brésil, dans toutes les couches de la société : il y a toujours, sur les tables, un petit pot de "farinha" pour ajouter aux aliments (au riz et aux haricots surtout): farinha "branca" (blanche), "amarela" (jaune), farofa (farinha très jaune servie avec la feijoada institutionnelle du samedi), macaxeira bouillie ou frite, etc.
La société amérindienne disparaîtra, selon mes pronostics, tout comme il ne reste rien de notre société médiévale. Par assimilation relative ou par extinction (les groupes isolés sont en nette décroissance démographique). Mais que cette société se soit construite autour d'un POISON, dans un milieu inhospitalier même s'il n'est pas fondamentalement hostile, poison de surcroît très difficile à obtenir – parce que faire un abattis de nos jours avec des tronçonneuses, c'est déjà "galère" ; alors j'imagine avec des haches de pierre ! - et qu'elle ait "tenu" des siècles en léguant cet héritage qui est un des "marqueurs" de la société d'une puissance émergente au même titre que le pain pour les Français, cela me sidère.
Un mot encore, concernant la quasi-totale absence de "sucres rapides" dans l'alimentation amérindienne traditionnelle. Il semble que des fragilités d'ordre génétique soient apparues, après ces siècles (pour ne pas dire ces millénaires d'alimentation ), qui se révèlent avec l'apparition de la "civilisation" sous forme de coca cola, de bonbons, et d'autres joyeusetés contemporaines qui envahissent les communautés amérindiennes de Guyane les plus proches des sources d'approvisionnement du "troisième millénaire".
La plus grosse vente de médicaments qui concerne la communauté Palikur présente dans l'est guyanais, c'est l'insuline tant les formes de diabète grave sont survenues en quelques années, accompagné, depuis une décennie, de cas d'obésité infantile véritablement pathologiques (inexistants auparavant… tout comme dans les favelas brésiliennes qui subissent ce phénomène depuis dix ans à peine: les "refrigerantes" [sodas] remplacent les jus d'oranges… que l'on peut pourtant acheter pour trois réais (1,5 €) les cent ! ).
Et je ne parle pas de ces bouches d'Indiens transformées, en Guyane, en nids de chicots putrides ! (au Brésil, une très stricte hygiène dentaire, sûrement une des meilleures du monde, même dans les classes les plus défavorisées, limite le phénomène)
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