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L'article dans "la République des Livres"
En général, lorsqu’une guerre commence à pointer ses canons, Bernard-Henri Lévy rapplique ; aussitôt finie, un livre suit. On s’y fait désormais. Nul ne l’ignore : il faudrait être sourd et surtout aveugle pour n’avoir pas remarqué l’extraordinaire activisme déployé par l’intellectuel dans la révolution libyenne. Pour rien au monde, il n’aurait raté « la Commune de Benghazi » car c’est là qu’il fallait être. Ce n’est pas une raison, une fois de plus, pour ne pas y aller voir, sait-on jamais. Achevé d’imprimer en octobre dernier, alors que les images du colonel Kadhafi en pantin sanguinolent passaient en boucle sur les écrans, La Guerre sans l’aimer (640 pages, 22 euros, Grasset) est très exactement ce qu’il annonce en sous-titre : « Journal d’un écrivain au cœur du printemps libyen ». Notes à leur date et mémoires en direct. En évitant le massacre de Benghazi, son entregent frénétique a raccourci la guerre d’un mois et sauvé les vies de milliers de civils. Il faut au moins lui en rendre grâce. Cela, même les professionnels du Quai d’Orsay en conviennent, c’est dire. /....
Malraux est évidemment son grand modèle annoncé dès le titre emprunté aux Noyers de l’Altenburg ("Ah ! que la victoire demeure avec ceux qui auront fait la guerre sans l’aimer !") et celui de la deuxième partie ("L’Espoir", carrément). Une tutelle revendiquée, mais tellement contestable (si tôt en Espagne mais si tard dans son propre pays occupé) car elle s’estompe vite au profit des figures plus adéquates, et bien plus romantiques, de T.E. Lawrence chevauchant à la tête d’une autre révolte dans le désert d’Arabie et avant lui, de Byron volant au secours de l’indépendance grecque en 1824 avant de s’éteindre glorieusement à Missolonghi. Dans une adresse au peuple réuni à ses pieds sur la corniche de Benghazi, il ose sans sourciller : "Jeunesse de Benghazi, libres tribus de la Libye libre, l’homme qui vous parle est le libre descendant d’une des plus anciennes tribus du monde…" Ce n’est pourtant pas l’un de ses perfides détracteurs qui rapporte la scène, mais lui-même, reprenant quelques instants après devant les mêmes : "Je suis un philosophe !" mais rapportant que la foule a l’air déçue. Vivement le film ! Il a le sens de l’épopée, à condition d’en tenir exclusivement le premier rôle.
A un moment, il dit de Bernard Kouchner qu’en ralliant Sarkozy pour un maroquin au Quai, il a "bradé sa légende, trahi sa biographie". Ce qui ne risque pas d’arriver à BHL, si soucieux des siennes que même une fausse note serait aussitôt recyclée par les relais les plus complaisants de son réseau. Ses portraits révèlent un art éprouvé de la pointe et du trait. A son meilleur, c'est du bon reportage, coloré et bien articulé. Choses vues plutôt que choses lues, mais avec les limites qui sont les siennes. Albert Londres sans l’humour, Henri Béraud sans la verve, Ryzard Kapuscinski moins l’acuité, Joseph Kessel moins le panache, Eugène Mannoni moins l’élégance, ou plus près de nous, Jean Rolin ou Jean Hatzfeld moins la rigueur. C’est sérieux comme la politique quand elle se prend au sérieux. La faute à un ego survitaminé. Les combattants marquent davantage que lui une certaine distance avec les événements ; il est vrai qu’il désigne ceux-ci comme "l’Evènement" avec un trémolo ontologique sous la plume. Cela tient plutôt du « nouveau journalisme » tel qu’on pouvait le lire dans Rolling stone des années gonzo, la défonce en moins (encore que, il ne faut jurer de rien). Avec une grande différence : les moyens. Autrement dit : l’argent. Non que BHL soit riche, ce dont on se fiche. Mais il n’est jamais question des moyens dans ces pages. Jamais. On voit notre héros passer d’une ville à l’autre au gré de ses intuitions politiques, d’un pays à l’autre en fonction de la situation sans que jamais ne se pose ce genre de question, assez vulgaire il est vrai. On sent que ça ne compte pas, que pour lui ce n’est jamais un problème quand pour les autres, c’est le nerf de la guerre de l’information : avoir les moyens de se déplacer, d’acheter, de corrompre, de transmettre -et le plus souvent, ne pas les avoir.
C’est son principal point commun avec un autre reporter de légende : Tintin. Et comme lui, il voyage en bande : outre son fidèle Gilles Hertzog, dont on ne saura jamais à quoi il lui sert au juste si ce n’est à lui être fidèle, un pilote pour son Jet, un garde du corps, un photographe et un cameraman, sans compter différents soutiens sur place. Car outre les photos, il faut un film, BHL se chargeant déjà d’être son propre Commynes. Pas question d'aider ce peuple à se libérer de la dictature sans que cela se sache et se voie. Le spectacle est la condition. Si son épopée libyenne peut susciter autant l’admiration que l’exaspération, ce pur prurit narcissique et mégalomane, qui prétend documenter le réel afin de servir l’Histoire en marche, a quelque chose d’obscène lorsqu’on découvre le héros posant dans les ruines encore fumantes d’où ne sont peut-être pas encore retirés tous les cadavres. Comme pour attester qu'il y était bien. Même D’Annunzio, immense poète également cité par BHL à titre comparatif (tant qu’à faire…) était moins indécent dans ses poses et affectations. Dans le souci de désamorcer les critiques que ne manqueront pas de susciter ses apparitions en costume et chemise blanche impeccables dans cette misère noire, il argue que c’est par "respect élémentaire" qu’il ne se fond pas en elle sous ses habits anodins : "Mais qu’y puis-je si, quand je dis l’Autre, on entend Moi ?"
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(Photos Marc Roussel)
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