La première partie d'une oeuvre magistrale...
La Bande dessinée, ce n'est ma tasse de thé que quand elle est exceptionnelle... C'est le cas.
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(chez Casterman)
Tardi est surtout connu pour ses deux albums exceptionnels sur la Première Guerre
mondiale (que nous évoquerons une autre fois), sur la manière dont il a traité l'univers de Léo Malet et Jean-Patrick
Manchette (la série Adèle Blanc-Sec)
Mais dans cet album, c'est avec l'univers de la Seconde Guerre mondiale qu'on entre dans l'intimité de l'auteur, à travers ce que vécut son père, René Tardi, militaire de carrière qui combattit courageusement à la tête d'un des rares chars en mesure de peser sur la décision en mai 1940, livré à lui même tant l'incurie du haut commandement français fut flagrante. Une courte campagne très dangereuse, puis cinq dures années dans un lointain stalag situé en Poméranie.
Faute de ravitaillement, en panne d'essence, René Tardi et son mécano épuisèrent leurs munitions et flinguèrent leur moteur avant de devoir rendre les armes, encerlés par une patrouille.
On glorifie les sacrifices et la
victoire des combattants de 1914 quand on occulte leurs fils qui se sont battus un quart de siècle plus tard, souvent, même, ridiculisés dans des pantalonnades sur le mode de l'autodérision (la Septième Compagnie, etc.): l'histoire n'aime pas les perdants, même quand ils sont tombés par dizaines de milliers en six semaines... et pourtant jamais, dans les pires moments de 14-18, l'armée française fut autant saignée en si peu de temps. Les hommes se sont battus, et seule la faillite des "élites" permit le désastre.
Tardi leur rend hommage à sa manière,. On comprend, avec un serrement de coeur, l’engagement
et le courage désespéré de son père (malgré la trouille que ressent chaque soldat au front, et le sentiment qu'en plusieurs occasions, il avait perdu un joker... la survie à la guerre est souvent une question de chance). En vieux libertaire, son fils dresse le réquisitoire cinglant de
l’incompétence des chefs de l’armée française, leur morgue, leur sentiment de classe qui perdurera dans les Stalags et Offlags.
Le récit se poursuit avec la vie quotidienne des Kriegs-Gefangener: Manque d'hygiène, promiscuité, tensions, faim qui tenaille les hommes, froid, etc. Mais aussi des petits gestes de résistance passive, la vie sur fond de rumeurs invérifiables, les bouteillons ("dans huit jours on est rentré: on est trop nombreux, ils ne peuvent pas nous garder!").
C'est du Tardi, c'est à dire que c'est cru, brutal. A la guerre on a peur, les cadavres sont en bouillie, ils puent, la survie est une question de talent mais aussi de hasard (quand deux chars se font face, qu'un obus perfore l'autre dont le projectile ne fait, lui, que ricocher. Quand face à un canon de 37, il s'en faut d'un cheveu et qu'on ne survit qu'en l'écrasant avec ses trois servants sous les chenilles du char - image affreuse qui hantera René).
Dans le stalag, ça sent la merde, la sueur, on se gratte parfois à cause des poux, on est excédé par les joueurs de cartes qui empêchent de dormir, on a froid, on ne se supporte plus.
Le tout est rendu très vivant
par un dialogue imaginaire entre père et fils. Ce dernier se met en scène en témoin critique, fausement candide, ironique, chargé d'une infinie tendresse (cette réplique m'émut au plus haut point: "papa, joue pas au con!" après deux planches ou le gamin poursuivait son père de sarcasmes, au moment d'un engagement face à un char ennemi. "On dit char, pas tank!", répond le père, d'un ton agacé, au sarcasme précédent. Le dessinateur s'est appuyé sur les nombreux cahiers que son père rédigea à sa demande, sur lesquels tous ses souvenirs étaient consignés.
On devine les tensions entre un militaire de carrière - qui n’aimait pas l’armée mais qui avait compris que face au nazisme il ne fallait pas composer - et
son fils qui eut tant de mal à le comprendre. Cette manière d’incarner l'échange est un beau témoignage de la pudeur entre un fils qui aimait son père mais qui, sans doute, eut du mal à le le dire, qui entreprit un splendide travail mémoriel.
L'univers de Tardi se retrouve dans cet album: le dessinateur est au sommet de son art.
Soin minutieux apporté aux éléments de décor, trait enlevé, expression des personnages, tutoiement, ici ou là, avec les limites du fantastique macabre dans les scènes de dévastation, choix des couleurs qui "collent" à l'atmosphère du moment, tout y est.
Ce premier tome s’achève à la fin du séjour en camp. Bientôt, les KG seront évacués devant la poussée soviétique... Dans le second tome, une débâcle répondra à une autre, avec les mêmes acteurs. Dans le second tome, Tardi prolongera la fresque aux années de l'après guerre et Jacques Tardi pourra livrer un récit "de première main".
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On ne parle jamais assez avec ses parents... J'en sais quelque chose.
Jacques Tardi fit preuve de plus de sagacité et d'amour filial que moi. Ce qui lui permit de rendre ce bel hommage à un homme dont on devine qu'il était avant tout un très brave type, comme mon père dont je sais fort peu de choses, des circonstances particulières de la vie nous ayant longtemps séparés, et que je n'ai pas su questionner.
Je dédie cette note à mon père que j'ai très peu connu, le soldat de première classe René Benjamin Ruff, né en 1926, décédé en 1988, engagé volontaire dans les FFL, à 16 ans*. Il s'était échappé de Strasbourg alors en allemagne, avait traversé la France occupée, les Pyrénées en plein hiver avant d'être interné par Franco et échangé contre dix sacs de blé par des Britanniques. Trichant sur son âge, il intégra la 1e DFL.
Campagne d'Italie. Débarquement et campagne de Provence. Campagne d'Alsace. Campagne d'Allemagne. Indochine, mais il demanda très vite son rapatriement, ne voulant pas infliger aux populations locales ce que l'occupant avait fait en France: il eut la chance de tomber sur un officier idéaliste qui lui permit de rompre son engagement "pour la durée du conflit".
* Alsacien, donc considéré comme Allemand par les nazis, être fait prisonnier lui aurait valu une exécution immédiate pour haute trahison.
benjamin borghésio
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