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Delta - vue satellitaire (Google Earth)
Il faut avoir vu l'Amazone... Mais la traversée du delta "à la brésilienne", sur une lancha ou sur le navio "Bom Jesus" qui fait la ligne Macapa-Belém avec au moins un arrêt à Brèves, c'est le "must". De Vingt-six à trente heures de navigation dans un incroyable dédale de bras d'eau limoneuse et parfois saumâtre (en très grande saison sèche), parfois sur de véritables bras de mer au clapot suffisant pour que, sur le pont, il faille s'accrocher pour ne pas tomber, au coeur de ce merveilleux pays caboclo aussi accueillant que contrasté (à dix kilomètres des gratte-ciel de Belém, des gens vivent encore comme au XIXe siècle), c'est ce qui nous attend.
Je refais ce parcours à peu près tous les deux ans, et je ne m'en lasserai jamais. Il m'est arrivé d'emprunter une petite lancha, ces bateaux cocasses qui partent quand ils veulent pour arriver quand ils peuvent - on doit composer avec les chargements et déchargements de fret, avec les détours pour déposer ou prendre un groupe de passagers, avec les pannes de moteur (il y a toujours un bricoleur de génie qui trouve une solution), parfois et c'est moins drôle, avec les attaques des "ratos de agua" (pirates) toujours avides et souvent très dangereux : c'est là que le navigateur néo-zélandais Peter Blake a perdu la vie, en voulant très stupidement défendre sa montre face à un type armé. Après cet épisode qui eut un retentissement international, la Marinha do Brasil a assisté la Police fédérale pour entreprendre un vigoureux nettoyage du delta. Il n'empêche: il arrive encore que sur la foi de renseignements jugés fiables, le Bom Jesus embarque trois agents de la "PF" munis d'un fusil mitrailleur sur trépied, pour tenir d'éventuels assaillants à distance. Et sur la foi de ces informations, les petites lanchas naviguent en convoi ou attendent quelques jours afin de ne pas tenter le diable.
Il faut voyager d'ouest en est, partir de Macapa pour arriver à Belém parce que l'intérêt va crescendo. Et l'arrivée à Belém au petit matin, c'est quelque chose d'inouï. Voyagez popular, en hamac. Certes le confort n'y est pas, surtout quand il y a du roulis et que les hamacs s'entrechoquent avec leurs propriétaires à l'intérieur, mais l'ambiance est garantie. En outre les cabines sont minuscules, chères et quand elle existe la climatisation est telle qu'on arrive congelé, avec une énorme sinusite... et on a raté l'ambiance parfois familiale, parfois fêtarde, mais toujours chaleureuse.
Le Bom Jesus... "Dieu soit loué"! 421 passagers maximum (en principe...), 9 hommes d'équipage. Il vient d'arriver, l'équipage le nettoie sommairement, il repartira avec son nouveau lot de passagers dans moins de deux heures. Deux bateaux "jumeaux" font la traversée en permanence.
Ne vous attardez pas à Macapa...
à part la visite de la citadelle qui demande deux heures environ, il n'y a rien d'autre à faire qu'écraser les cafards (innombrables et énormes).
Joignez directement le port de Santana, à une dizaine de kilomètres et achetez un passagem directement auprès de votre compagnie de navigation (passer par un revendeur expose à des déboires: les équipages donnent la priorité aux acheteurs directs et il est fréquent que les ventes excèdent les capacités des bateaux.)
Santana... ça craint! On fait attention de jour, on évite de sortir la nuit et si d'aventure on vous propose d'économiser le prix d'une nuit d'hôtel en tendant son hamac sur le pont du bateau la veille au soir, refusez: le risque est grand d'être réveillé avec un couteau sur la gorge et d'être dépouillé.
Des portefaix informels se proposent pour porter votre sac et vous aider à vous installer, contre une petite somme: bon plan, parce qu'ils bénéficient d'une tolérance pour embarquer les premiers, vous permettant ainsi de choisir un des meilleurs emplacements pour tendre le hamac (au milieu du bateau, là où ça remue le moins). En plus ils savent faire les noeuds... parce qu'un hamac qui se décroche, ça fait très mal à son occupant.
Les sardines se plaignent-elles, dans les boîtes?
Il y aura encore beaucoup de hamacs qui s'intercaleront...
C'est parti! le Bom Jesus a chargé ses passagers, un peu de fret et surtout quelques dizaines de caisses de bière. Notez la couleur des eaux limoneuses: l'Amazone charie des centaines de millions de tonnes d'alluvions qui se déposent sur les rives, le long du plateau des Guyanes, jusqu'à l'Orénoque. Le capitaine choisit les moins mauvais moments pour pomper l'eau des sanitaires et des douches...
Il y a eu suffisamment de drames pour que désormais, la plupart des postes de carburant pour embarcations soient situés sur des barges flottantes. Ballets incessants de lanchas, ces embarcations typiques de l'Amazonie (appelées "tapouilles" en Guyane)
Enorme terminal de chargement de pulpe d'eucalytus. Des vraquiers l'emmèneront au Japon. Des négociations sont en cours afin que la transformation en pâte à papier s'effectue ici même. (création d'emplois et de valeur ajoutée sur place)
Temps magnifique... entre les grains. En Amazonie il pleut huit mois par an et le reste du temps, il ne faut pas oublier son parapluie.
Un des immenses bras du fleuve, qui débouche sur l'océan. Pas de vent donc pas de clapot... chance pour les malheureux sujet au mal de mer (le remède local: inspirer un zeste d'orange qu'on presse vigoureusement)
Nous prendrons sur la droite, pour entrer dans le dédale... véritable labyrinthe.
Des petits bourgs, la plupart du temps autour d'une scierie artisanale ou d'une entreprise collectant des crevettes mises à sécher, des coeurs et des graines de palmiers, etc.
Omniprésence de la religion comme partout au Brésil. Outre les chapelles catholiques, chacune des innombrables églises et sectes protestantes a son édifice.
Le passage du Bom Jesus est "la" distraction dominicale.
Pinotière - On y récolte les coeurs, et les graines d'Açai qui sont la base du casse-croûte traditionnel de Belém. (lien sur le dourado de Acai du Ver O Peso de Belém)
Et ça commence! Le jeu, pour les gamins comme pour quelques adultes, c'est de s'approcher le plus près possible du Bom Jesus qui ne dévie jamais, ne ralentit pas, pour surfer sur la vague, le plus près possible de la coque. La tradition est de lancer quelques friandises ou des piécettes emballées dans un sac en plastique aux plus audacieux. Certains donnent véritablement le frisson et les chavirages déclenchent inévitablement des éclats de rire incoercibles de la part des loupiots. Ma sensibilité de gringo est suffisamment forte pour que je m'abstienne de sembler encourager les plus téméraires: j'ai déjà vu au cours d'une autre traversée un "canoa" fracassé par l'étrave, heureusement sans dommage pour le gosse... mais je pense qu'il a eu beaucoup de chance.
On ne s'en lasse pas... Le timonier lâche habituellement un coup de trompe avant chaque hameau, pour que les minots puissent se jeter dans leur canoa.
Luis et Lucas, devenus "mes amis jusqu'à la mort". Ils souffraient stoïquement du mal de mer, sans émettre la moindre plainte et le gringo leur a administré un placebo suffisamment convaincant pour que la guérison soit immédiate. Ces enfants d'Amazonie dont la vie n'est pourtant pas facile sont merveilleux. Souriants, optimistes, jamais capricieux.
Vie en quasi autarcie. Le transport scolaire est institué depuis peu (programme fédéral) et l'illettrisme recule depuis quelques années.
On se demande parfois comment ces lanchas ne coulent pas, surtout quand elles croisent un bateau laissant un fort sillage... La contrebande est assez répandue dans la région, Macapa étant une zone franche.
Scierie artisanale. les déchets sont jetés au bord du fleuve: des riverains se serviront pour leurs besoins personnels (construction, feu et fabrication artisanale de charbon de bois)
J'ai fait un rêve... plus d'écoles et moins de chapelles. Mais ce serait de toute manière très difficile de trouver des enseignants volontaires.
La famille, sans doute de retour de l'abattis. Les Caboclos sont des métis (Amérindiens et Portugais) qui ont conservé nombre de traditions locales. En milieu rural, comme les Amérindiens, ils vivent "autour du manioc" (lien)
Ces deux-là furent incontestablement les plus hardis...
Comment ce canoë sophistiqué, en résine de polyester, est-il arrivé ici?
Jeu de lumière - Passage d'un de ces bacs qui transportent les remorques routières allant vers l'Amapa. Un projet pharaonique de canal qui irait "au plus court" à travers le delta semble (heureusement) abandonné.
Ces deux jeunes en canoa ont sollicité par gestes la permission de s'amarrer au Bom Jesus ( qui n'a absolument pas ralenti, ils ont "croché" au passage) et ont passé deux heures à arpenter le bateau pour vendre leurs petits sacs de crevettes séchées (très appréciées pour accompagner la bière). Ensuite, ils sont remontés dans leur coquille de noix, espérant croiser un autre bateau qui ferait le trajet inverse (esperar signifie à la fois "attendre" et "espérer", au Brésil. La langue est le reflet de la mentalité!)
Derrière nous, un grain tropical surgi de nulle part... nous avons échappé à celui-ci, mais pendant la nuit, un autre nous a baptisés: les marins ont eu beau descendre très vite les bâches latérales, la plupart des hamacs ont été trempés en une minute, ce qui a déclenché un fou rire général.
La lumière change: sous l'Equateur, on passe presque sans transition du jour à la nuit noire. Si les crépuscules sont extraordinaires, ils sont très brefs.
Jersoniel, seize ans. Parti rejoindre sa famille à Belém, il a embarqué sans un sou vaillant et se préparait à passer trente heures sans manger. C'est à l'heure du déjeuner, quand je l'ai vu solliciter un peu de riz blanc sans garniture (offert de bon coeur par le marin) que j'ai compris. Nous avons passé un accord: il gardait un oeil sur mes bagages pendant que j'arpentais le bateau (outre l'appareil photo, il y avait un ordinateur et d'autres valeurs) et je l'invitais à déjeuner et à dîner. Sur le Bom Jesus, si le "café da manha" est offert, on mange "por kilo": un mini self, on prend ce qu'on souhaite, on donne son assiette à peser et le prix du repas (modique) est déterminé. En général, poulet, riz, haricots, farinha de manioc et quelques crudités
La nuit tombée... dîner, rigolade autour des bières, drague, un peu de musique et de danse à la poupe, etc. Mais globalement, ambiance assez "familiale" quand parfois, c'est très fêtard. Un gros grain traversé à pleine vitesse, le clapot qui faisait se balancer les hamacs qui s'entrechoquaient dans la rigolade générale... le Bom Jesus, confiant dans sa coque métallique, semble ne pas craindre les troncs flottants pourtant de bonne taille et ne ralentit pas: ce n'est pas le phare d'appoint dirigé à la main qui lui donne une visibilité suffisante pour éviter un obstacle... Tout au plus prévient-il ainsi de sa présence un canotier suicidaire.
Lors de l'arrêt à Breves, les trombes d'eau étaient telles que je n'ai pas pu prendre de photo. Luis et Lucas m'ont fait forces abraços avant de me donner leur adresse, sur injonction de leurs parents: j'ai dû promettre de profiter de leur hospitalité si je passais dans leur ville (ce qui fut fait l'année suivante). Quelques temps avant le lever du jour, nous passons au large d'un gigantesque complexe industriel à Barcarena (alumine, aluminium)
C'est l'aube: tout comme il s'est vite couché, le soleil se lèvera très rapidement.
Je connais: je sais que la vie est tout sauf facile dans cet environnement... Il n'empêche. C'est un peu l'idée que je me fais du Paradis s'il existe.
"Palafittas"... habitations sur pilotis. A cet endroit le niveau est constant: c'est celui de la mer, avec variation selon les marées.
Le Brésil dans toute sa folie. Ce petit bac, lent, surchargé et sans doute dépourvu de rétroviseur a subitement changé de cap et coupé la route du Bom Jesus lancé à pleine vitesse, qui a lâché un coup de sirène impératif. La correction de trajectoire l'a déséquilibré de façon anormale...
Quel marin est assez inconscient pour naviguer dans de telles conditions de surcharge? La vague du sillage du Bom Jesus a submergé tout l'avant du bac qui a piqué du nez et hésité avant de décider de... continuer de flotter. J'entendrai toute ma vie le hurlement de terreur des occupants de ce bateau ivre. Le Bom Jesus a coupé les machines, s'assurant que le bac se stabilisait avant de repartir mais comment envisageait-il la traversée du bras de mer ultime, avec un clapot non négligeable?
Tout au fond, très loin... Belém! On saute deux siècles en une minute.
Ouverture sur la baia de Guajara avec Belém au fond...
A cidade velha, avec la vieille cathédrale...
Des kilomètres de carènes. Nous allons accoster. Le quartier est considéré comme dangereux, et Jersoniel a tenu à rester à mes côtés jusqu'à ce que je trouve un taxi. Je l'ai convié à monter et nous avons fait un crochet pour le déposer chez lui, ce qui lui a évité quelques kilomètres de marche avec un sac assez lourd. Là encore, promesse à tenir de se revoir em familia, qui fut tenue. Sa mère prépare le cochon de lait comme personne.
C'était ma cinquième traversée... et il y en aura d'autres. Ne me demandez pas pourquoi j'associe toujours ce périple à la relecture de Bouvard et Pécuchet, ces deux sympathiques idiots qui m'accompagnent entre Macapa et Belém. C'est toujours en compagnie de Flaubert que je paresse dans mon hamac, pendant la traversée.
benjamin borghésio
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